Depuis le 25 octobre dernier, le Conseil ne poste plus sur X. Nous sommes sur Mastodon depuis plus d’un an maintenant et nous y sommes bien. Depuis l’élection de Donald Trump, divers appels à quitter X ont été formulés, d’autres ont simplement pris et annoncé cette décision. Au premier titre, David Chavalarias encourageait sur France Inter à se mettre en ordre de départ pour le 20 janvier et invitait les médias à s’inscrire dans ce mouvement. Le même jour, le Guardian et La Vanguardia ont annoncé quitter Twitter.
On comptera aussi la chronique de François Saltiel invitant à migrer vers Bluesky, un réseau qu’on aime beaucoup citer pour le choix qu’il donne aux utilisateurs sur la recommandation algorithmique et la modération des contenus. Depuis la victoire de Donald Trump, le nombre d’utilisateurs de ce réseau social a bondi, marquant un sursaut similaire au moment où Elon Musk avait acquis Twitter.
Être libre de partir : faire de la portabilité et de l’interopérabilité des réalités
Malgré tout, quitter un réseau social est bien difficile. Nous pouvons toutes et tous constater ce qui bloque notre échappée vers des environnements moins hostiles : l’absence de portabilité ou d'interopérabilité qui nous font subir les effets de réseau de plein fouet.
Dans le cas du Conseil, nous perdons un canal de communication potentiel de plus de 60 000 abonnés. C’est précisément pourquoi nous n'avons cessé de plaider pour une régulation économique efficace. Si nous voulons, tous autant que nous sommes, retrouver une audience quantitativement comparable, au moins en apparence, la portabilité telle qu’elle est encadrée aujourd’hui est incomplète. Incomplète car elle repose intégralement sur les épaules de l’utilisateur et sur le bon vouloir de l’entreprise que l’on souhaite quitter. Or, un bon processus de portabilité doit être indolore pour l’utilisateur. C’est pourquoi, dans les télécoms, a été construit un processus sans coût de quelque nature que ce soit pour l’utilisateur. La portabilité repose sur l’entreprise de destination. Et, in fine, c’est aux entreprises de s’assurer que rien n’est perdu en route. Mais, pour cela, vous avez besoin d’un régulateur dont la mission est de s’assurer que les choses opèrent bien ainsi. Ce qui n’est pas du tout le cas aujourd’hui pour les réseaux sociaux. Ce que nous payons par un affaiblissement démocratique. Nous voyons alors combien la régulation est le prolongement de la démocratie et un moyen d’en assurer la défense.
➡️ L’approfondissement de la portabilité des données, des contacts, graphes sociaux, historiques, préférences, etc. devrait être la priorité de la Commission européenne dans la mise en œuvre du règlement sur les marchés numériques à l’heure de la bascule des réseaux sociaux dominants dans un environnement politique potentiellement hors de contrôle. En soutien et en parallèle à l’élaboration de ce cadre, encourageons le déploiement des outils de portabilité. Certains existent, d’autres doivent encore être développés.
Plus globalement, ce à quoi nous devons nous employer en Europe est la défense d’un monde de protocoles libres. Pour reprendre les termes d’Henri Verdier appliqués aux communs, cette voie européenne est la « première voie » et doit le rester. C’est la voie du protocole d’interopérabilité ActivityPub déployé au W3C et qui permet au Fediverse d’exister en tant que réseau décentralisé. Cette interopérabilité sera aussi ce qui nous permettra de ne pas subir de pertes en quittant un réseau social.
➡️ L’interopérabilité des réseaux sociaux n’est évoquée qu’à l’état de possibilité dans le règlement européen sur les marchés numériques. Elle doit absolument être abordée dès à présent pour permettre la circulation des informations et des utilisateurs d’un réseau social à l’autre sans que nous subissions d’effets de réseau.
Avant d’aborder la question de l’ouverture des réseaux sociaux, précisons une chose dans le cas du Conseil, comme de beaucoup d’institutions publiques probablement, et qui dépasse bien le cas de X. En utilisant les réseaux sociaux dominants, dont LinkedIn par exemple qui est devenu quasiment indispensable pour travailler, nous nous soumettons à un jeu perdu d’avance. Nous nous faisons dicter des codes d’expression, un rythme de publication, nous recevons des incitations à payer pour être mieux valorisés, etc. Ce que nous refusons. Ce qui fait que, sur des dizaines de milliers d’abonnés, en réalité le nombre de vues est considérablement plus limité. Examiner ce ratio peut être intéressant pour se rendre compte de ce que l’on perd vraiment en cessant de publier sur tel ou tel réseau.
Ouvrir les réseaux sociaux et s’affranchir de l’économie de l’attention
Au-delà de la portabilité et de l'interopérabilité, d'autres solutions d'ordre structurel sont à avancer pour remédier aux défaillances des réseaux sociaux. Elles reposent sur l’architecture technique et économique qui fait qu’aujourd’hui les réseaux sociaux dominants sont toxiques par essence, de par leur modèle économique pour commencer, et ensuite de par leur fonctionnement technique et leurs interfaces. Une conclusion peut-être trop rapide aux yeux de certains, mais qui résume quand même bien la situation, est qu’il n’y a pas d’horizon pour des réseaux sociaux non-toxiques dans la sphère marchande si l’on ne se donne pas les moyens d’endiguer la contamination qu’opère l’économie de l’attention sur les contenus.
Pour combattre cela, nous n’avons eu de cesse de promouvoir le dessaisissement des réseaux sociaux du monopole qu’ils opèrent sur leurs fonctionnalités, à commencer par les fonctions de recommandation et de modération. Mais il s'agit aussi de la capacité à supprimer, ne serait-ce que ça, l’ensemble de ses abonnements (voir le procès initié par Ethan Zuckerman contre Meta), à choisir d’autres applications pour y accéder (comme sur Mastodon), à avoir de meilleurs outils de recherche de contenus et de personnes (comme nulle part encore), des architectures moins polarisantes (en salons par exemple), etc., etc. Les solutions sont légion. Nous les connaissons. Et la tristesse dans tout cela est que la proposition de donner plus de choix à l’utilisateur est reprise dans le « Projet 2025 » du think tank The Heritage Foundation qui a l’oreille attentive du parti Républicain et de l’administration à venir. S’il y est bien proposé d’encapaciter les utilisateurs dans leurs usages en ligne, cette proposition est formulée sous l'angle d'un affranchissement des utilisateurs du joug de la censure. Ce qui est tout à fait fallacieux et ne saurait être assimilé à l’objectif poursuivi par le Conseil. Par contre, dans sa réponse écrite à l’une des questions qui lui étaient posées, Henna Virkkunen, la commissaire européenne désignée pour le numérique, a dit « souhaiter donner aux consommateurs le choix et la capacité de reprendre le contrôle dans un environnement où ils estiment que les très grandes entreprises sont puissantes » (p.11). Ce qui peut être une perspective intéressante à soutenir.
➡️ Forcer l’ouverture des réseaux sociaux pour les transformer en structures décentralisées est une voie d’action possible que la Commission européenne a entre les mains à travers les remèdes qu’elle peut imposer au titre du règlement sur les services numériques. Elle peut aussi projeter cet horizon pour 2026 et la révision du règlement sur les marchés numériques. C’est une piste que nous avons détaillée au Conseil dans une note appelant à cultiver la richesse des réseaux sociaux et qui a été reprise par les États généraux de l’information.
Déployer les alternatives aux Big Tech
Mais il nous faut aller beaucoup plus vite et sur d’autres fronts. D’autant que l’on sait bien que la régulation n’est pas tout. C’est une évidence. Or, là aussi, nous avons de nombreuses cordes à notre arc. L’élection américaine confirme une fois de plus ce que nous avons toujours porté comme message et qui n’a pas été complètement intégré dans le discours général : nous ne pouvons confier notre espace démocratique aux Big Tech. Tout projet qui revient à se fonder sur leur existence sans prise de contrôle sur l’offre proposée ou construction d’une alternative est un projet de capitulation démocratique. Tout projet qui vise à singer les politiques des Big Tech à travers la recherche de la puissance financière, la centralisation et l’enfermement des utilisateurs est un méfait démocratique. Les alternatives existent. Nous pouvons les trouver insuffisantes, incomplètes voire inutilisables. Soit. Ce sont précisément ces critiques qui nous indiquent le chemin que nous devons suivre à présent pour les deux années à venir.
Ne serait-ce qu’au niveau français, beaucoup des briques technologiques existent, au moins sur la couche servicielle. Aujourd’hui grâce à la Direction interministérielle pour le numérique, à la Direction du numérique pour l’éducation, à Inria, au CNRS, à l’ANCT, à l’IGN, à la recherche française et à de si nombreux entrepreneurs ou militants, nous avons énormément d’atouts entre nos mains, à commencer par des personnes d’une très grande compétence et qui, parfois à quelques-uns seulement, font un travail remarquable. Toutes ces personnes savent déployer des logiciels de qualité à très bas coût en comparaison avec ce que coûtent les entreprises qui nous enferment. Elles savent tisser des liens avec des partenaires européens et avec des communautés qui œuvrent pour le logiciel ouvert. Jusqu’à présent, l’alternative publique aux messageries privées, désormais très fonctionnelle, a coûté « 2,2 millions d’euros, soit 1,2 euro par utilisateur actif du service ». Aujourd’hui les vidéos des académies de l’Education nationale peuvent être hébergées dans le Fédiverse, nous pouvons fonctionner avec des logiciels de webconférence libres, etc. Oui, certainement, nous aurons besoin de développements pour les rendre toujours plus fluides et fonctionnelles. Oui, les couts augmenteront. Mais encore une fois c’est bien dans cette direction, bien moins onéreuse, qu’il nous faut investir plus que jamais si nous voulons gagner notre liberté.
Cet enjeu se fait d’autant plus pressant à l’heure où il est question de suivre le « rapport Draghi » sur la compétitivité européenne et d’investir des centaines de milliards d'euros dans des superstructures. Il est utile de rappeler à cet égard que nous pouvons également suivre la voie de l’autonomie, de la liberté, de la coopération, du partage, de l’efficacité, du respect de nos ressources planétaires, de la décentralisation, de la démocratisation. Bref, que nous avons un projet d’autonomie stratégique et démocratique à portée de main qui capitalise potentiellement sur les acquis de communautés déjà très actives. À celles et ceux qui nous feraient trop tôt des procès en naïveté, cette alternative du logiciel ouvert soutenu par l’investissement financier et personnel de l’État est en réalité la voix de la raison dans un contexte particulièrement instable au niveau international et de disette budgétaire dans beaucoup d’États. Et pour qui considérerait que ce serait nous mettre sur la voie d’une domination inéluctable par les puissances étrangères, en regardant la situation actuelle, nous pouvons aussi nous dire qu’il est difficile de faire pire et que c’est bien dans l’écosystème logiciel européen ouvert que se trouve la solution.
➡️ Un engagement fort, d’un montant bien minime en comparaison des montants avancés par ailleurs, devrait être accordé au passage à l’échelle de l’ensemble de nos outils ouverts, déjà soutenus par le secteur public ou non. Nous pourrons alors proposer des alternatives viables au reste du monde et accomplir ce pourquoi l’Union européenne a d’abord été pensée. Comme l’énonçait Clara Chappaz cette semaine, nous avons une autre voie devant nous, orientée d’abord par la recherche de frugalité et capitalisant sur la recherche publique.
Au-delà du numérique, repenser le panorama médiatique
Mais les solutions aux défis démocratiques sont loin, très loin, d’être d’abord technologiques. Notre avenir démocratique ne se joue pas seulement sur les réseaux sociaux, lesquels ne sont désormais plus que le prolongement de la télécratie et de la marchandisation de ce que nous sommes. Il se joue dans l’ensemble du paysage informationnel, lui aussi potentiellement contaminé par des logiques toxiques, notamment en termes de circulation des fausses informations. C’était quelque chose là encore de très bien dit par David Chavalarias et Aurélie Jean au micro de la matinale de France Inter cette semaine. C’est également une idée que l’on retrouve dans l’ouvrage Network Propaganda de Yoshai Benkler, Robert Faris et Hal Roberts (Oxford Academics, 2018), et plus largement dans cet article de Sylvain Bourmeau, ou encore dans cette tribune de Claire Sécail. Le problème n’est pas personnel, il est structurel. Laisser les médias aux prises de l’économie de l’attention déteint nécessairement sur le traitement de l’information et déteint tout aussi nécessairement sur le service public. Stiegler l’a écrit il y a près de 20 ans. Ce faisant, nous sommes soumis à une fragmentation massive de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons être à l’échelle tant individuelle que collective.
Dans ce tumulte, nous avons la chance d’avoir certains médias et journalistes qui tiennent le cap. Nous devons les chérir. Il s’agit d’autant plus d’une priorité dans un contexte de multiplication des outils d’IA se nourrissant sans contrepartie de contenus médiatiques avec un risque de précarisation encore supplémentaire de cet écosystème et donc d’une course aux financements et à la viralité. À cet égard, rappelons que conclure des accords bilatéraux comme l’ont décidé certaines rédactions dans le monde avec des entreprises de l’IA ne peut pas être la voie à suivre. Nous ne disposons pas de suffisamment de visibilité quant à la valeur apportée par ces contenus pour ces systèmes ni de clarté quant à la pérennité de tels accords.
➡️ En termes de réflexion pour l’avenir, nous devons pouvoir poser la question de la place accordée à la publicité dans l’environnement médiatique au sens large et assurer le jeu de la négociation collective et du rassemblement des acteurs de l’information à l’ère de l’IA comme nous y invitions ici et comme y invite le groupe de travail des États généraux de l’information dédiés aux innovations technologiques.
Miser sur la proximité et redoubler de liens sociaux
Plus largement encore, au-delà du paysage médiatique, ces transformations ne peuvent intervenir efficacement que si l’on pense l’enrichissement de nos relations sociales. Pour nous orienter sur ce terrain, le baromètre de la confiance politique du Cevipof est toujours éclairant. Il y a trois choses dans lesquelles les Français font le moins confiance : les médias, le personnel politique et les réseaux sociaux. Pendant ce temps, il y a une chose dans laquelle ils font confiance : la proximité. Et une des choses en laquelle ils ont le plus confiance est la science. Par ailleurs, les Français chérissent à 83 % la démocratie et en souhaitent l’enrichissement (p. 70 et s.), alors même, nous confirme Ipsos, qu’ils sont plutôt mécontents de son fonctionnement actuel. Enfin, la dernière étude publiée par la Fondation Jean Jaurès laisse entendre qu’en matière de lutte contre la désinformation, ce qui peut compter peut-être par-dessus tout est le moyen par lequel le message parvient. Ce qui ne serait qu’une autre confirmation du fait que le média constitue bien le message plus encore que le messager. C’est pourquoi, ces éléments pris ensemble, il nous semble indispensable d’orienter l’enrichissement de notre horizon démocratique et informationnel vers toujours plus de proximité, jusqu’à pourquoi pas sortir la démocratie des institutions, l’extraire de l’économie de l’attention, pour la mettre autour de la table dans notre quotidien.
Alors que les annonces de coupes budgétaires ont pu draguer dans leur sillage les acteurs de l’inclusion et de la médiation numérique, gardons à l’esprit que ce sont ces structures qui pallient actuellement à l’isolement des publics et répondent aux émotions vives que nous avons eu l’occasion d’entendre sur le terrain tout au long de notre démarche Itinéraires numériques. Nous entretenons avec le numérique un rapport intime et sensible, voire émotionnel. Pour l’appréhender collectivement, cela nécessite de ne pas aborder uniquement ces questions d’un point de vue technique ou économique ou à distance mais de déployer des espace-temps de proximité qui permettent une écoute attentive et la multiplication des échanges. Dans la poursuite de l’ensemble des politiques d’inclusion menées jusqu’à présent, cela nécessite aussi de tendre vers une compréhension partagée des enjeux et impacts de ces technologies sur nos vies quotidiennes et sur la société afin de garantir un pouvoir d’agir, individuel et collectif, autant qu’une liberté de choix dans notre relation au numérique.
➡️ Notre crise démocratique trouvera un élan nouveau dans la mise en capacité de personnes qui pourront animer la construction des savoirs à l’échelle de collectifs de proximité. Notre avenir n’est pas dans le gigantisme mais dans la solidarité et l’attention portée à l’autre. C’est sur cette base que pourrons alors construire un réseau démocratique maillé à l’échelle du pays, un réseau d’apprentissage et de partage de connaissances et que nous serons plus « robustes ». Café IA est au service d’une telle vision avec pour mot d’ordre que, plus la technologie sera présente, plus nos liens sociaux devront être enrichis.
Pour rejoindre le mouvement, une adresse : bonjour@cafeia.org.