La médiation, maillon essentiel de la révolution numérique

Démarche du Conseil national du numérique pour faire réseau
Les liens que nous avons à l’administration sont probablement un des terrains de nos vies quotidiennes dans lequel le numérique a joué un rôle important. Qu’il soit porteur d’espoirs ou sujet à critiques, l’impact du numérique sur notre accès aux droits interroge profondément notre statut de citoyen. Pour tenter de lutter contre la mise à distance de l'État, des dispositifs d’aide ont émergé. Passant du face à face au à côté, ils sont autant d’opportunités pour développer le rôle d’un Etat facilitateur et accompagnateur du grand public dans sa relation aux services publics.
©Conseil national du Numérique
Le 3 février 2024

Quel est l’impact de l’émergence récente de l’intelligence artificielle (IA) dans la médiation numérique, sur le métier de médiateur comme dans le rapport à l’usager ? Éléments de réflexion et retour sur les travaux du Conseil national du numérique (CNNum).

Le numérique reconfigure nos liens sociaux

Le numérique est bien plus qu’une simple révolution technique. Il incarne une révolution anthropologique, dont la force de transformation reconfigure nos liens sociaux de manière profonde. Il influe sur nos manières d’apprendre, d’interagir, de communiquer, de transmettre et de partager des informations ou encore de maintenir des relations. Il abolit les frontières géographiques en nous permettant d’échanger des informations de manière continue et instantanée. Il transforme nos modes de communication à travers la création de nouvelles formes de communautés en ligne, plus ou moins ouvertes, plus ou moins positives grâce aux réseaux sociaux. Il introduit un nouveau rapport au travail et à la vie privée, il s’immisce jusque dans notre intimité. Il a un effet sur la relation que nous entretenons avec nos institutions, sur l’exercice de nos droits et de nos libertés, sur l’exercice même de la démocratie. Bref, il reconfigure nos relations humaines.

La relation à l’État n’échappe pas à cette révolution. Son utilisation du numérique produit des effets sur la qualité de sa relation avec les citoyens. Selon l’édition 2022 du Baromètre du numérique, 54 % des Français éprouvent au moins une forme de difficulté qui les empêche d’effectuer des démarches en ligne. Cette approche quantitative prend tout son sens lorsqu’on l’analyse aux côtés de l’approche qualitative issue du dernier rapport sur la dématérialisation des services publics du Défenseur des droits1 :

« Tous les ans, plus de 80 % des réclamations adressées au Défenseur des droits concernent les difficultés liées aux services publics. Dans les permanences de nos délégués territoriaux arrivent des personnes épuisées, parfois désespérées, qui font part de leur soulagement à pouvoir, enfin, parler à quelqu’un en chair et en os. »

Au-delà des difficultés techniques que pose la dématérialisation des services publics, c’est bien l’amenuisement des liens humains que les citoyens regrettent. Si le numérique suppose un apprentissage technique, un accompagnement à l’usage des outils, il nécessite avant tout de repenser nos interactions, au premier rang desquelles la relation entre l’État et les citoyens. La confiance dans les institutions et notre capacité à faire société en dépendent.

Renforcer nos liens sociaux

Une solution technique de dématérialisation des démarches administratives et d’accès aux droits ne peut constituer l’unique point de contact avec les citoyens. Plusieurs initiatives témoignent de cette prise de conscience avec, au premier rang d’entre elles, les maisons France services (MFS) lancées en 2019. Piloté par le ministère de la Transformation et de la Fonction publiques et par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), le dispositif permet d’effectuer, à moins de vingt minutes de chez soi, des démarches liées à la famille, l’emploi, la situation fiscale, la retraite, parmi d’autres. Les agents déployés dans ces nouveaux lieux d’accueil de l’État s’emploient à renforcer, voire à recréer, ce lien humain. Dans ces lieux, le conseiller s’assoit du même côté de l’écran que la personne accompagnée. On passe du face-à-face au côte à côte.

Soucieux d’améliorer encore un peu plus la qualité de ces lieux d’accueil, l’État, par l’intermédiaire de la Banque des territoires, a lancé en septembre 2023 un appel à manifestation d’intérêt intitulé « Lieux innovants, lieux accueillants » 2 pour que ces MFS puissent bénéficier d’un accompagnement renforcé. Les bus France services s’inscrivent également dans ce sillage : celui d’un accompagnement humain, en proximité, et jusqu’au dernier kilomètre au plus proche des Françaises et des Français.

Partout en France des communautés réunies au sein de structures publiques ou associatives œuvrent par ailleurs dans l’ombre pour renforcer la relation entre les citoyens et les institutions. Elles sont structurées en tiers-lieux, en café associatif, sont hébergées dans des espaces de coworking, au sein de mairies ou de centres sociaux, investissent parfois nos écoles, nos résidences autonomie ou nos établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), parfois même l’espace public, la place du village, le marché, parmi de nombreux autres lieux. Elles soutiennent une population parfois désemparée face à des transformations qui ne sont pas comprises, voire considérées comme injustes. La restitution d’Itinéraires numériques3, une démarche exploratoire de mise en débat du numérique partout en France menée par le CNNum, rend compte en partie de leur travail.

À Sainte-Foy-la-Grande, au sein de l’association Cœur de bastide, des écrivains publics numériques s’assoient là aussi à côté de l’usager pour les accompagner dans leurs démarches administratives, avant de se retrouver au comptoir du lieu pour boire un café. À Truchtersheim, à la suite d’une formation préalable, les membres de l’association de retraités Acti’Truch peuvent créer un compte sur un réseau social local pour organiser des événements, des promenades ou encore des voyages ; une façon de mettre le numérique au service de la lutte contre l’isolement. À La Maxe, dans le bus « Super senior », les participants d’un atelier numérique s’interpellent, s’entraident, s’encouragent et confient y participer aussi pour se retrouver et passer du temps humain. Ces structures et communautés offrent des espaces de socialisation et de convivialité où il fait bon se retrouver.

Pour elles, le numérique est un prétexte pour recréer du lien social. La machine à café devient aussi importante que l’ordinateur.

L’opportunité proposée par l’IA et les questions qu’elle emporte

Ce qui se joue aujourd’hui avec l’IA, notamment l’arrivée abrupte de l’IA générative, est du même ordre que la révolution numérique dans sa globalité. Le déploiement et l’accessibilité massive de l’IA imposent de s’interroger sur les fractures qu’elle pourrait engendrer. C’est une opportunité médiatique, technique et populaire pour « faire autrement » et mettre cette nouvelle révolution au service de la cohésion sociale. L’expérimentation dans les services publics ou dans l’exercice des missions de l’État peut susciter des préoccupations chez les citoyens. Elle pose la question du respect des principes sur lesquels notre confiance se fonde. Peut-on utiliser un algorithme ou une IA générative tout en garantissant le respect des principes d’égalité, d’équité ou de continuité propres à la fourniture d’un service public ? La projection de ces outils techniques dans l’espace public peut en effet devenir la source d’angoisse voire de craintes, comme cela peut être le cas avec le déploiement de Parcoursup4, la plateforme nationale d’admission en première année des formations de l’enseignement supérieur. Qu’il s’agisse d’un manque de transparence ou de la présence de biais algorithmiques, il semble primordial de prendre en compte ces signaux faibles et d’y prendre garde, au risque d’aggraver des fractures déjà présentes.

Comment l’État peut-il faire en sorte que le déploiement de l’IA se fasse au service des citoyens tout autant que des agents publics, dans le respect des principes d’équité et d’égalité ? Et comment surtout mettre l’IA et ses applications au service de l’enrichissement des liens sociaux ? Pour y parvenir, nous pouvons capitaliser sur la force et l’expérience des collectifs locaux de médiation.

La médiation, le maillon essentiel de la confiance

Aujourd’hui, 31,5 % des 18 ans et plus résidant en France métropolitaine sont éloignés du numérique (soit 16 millions de personnes)5 d’après une étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CRÉDOC) et du Centre de recherches sur l’éducation, les apprentissages et la didactique (CREAD). Cet éloignement est défini à partir de trois critères principaux : l’accès aux technologies, les compétences nécessaires à l’appropriation des outils numériques et les « capabilités », c’est-à-dire « les capacités différenciées des individus à tirer bénéfice de ces usages ». Pour lutter contre l’éloignement et pour accompagner ces personnes vers une forme d’autonomie et d’émancipation, un ensemble de structures et de personnalités à travers la France se mobilise chaque jour. Animateur, formateur, accompagnant, aidant, conseiller, etc., les métiers de la médiation numérique sont protéiformes. Qu’il s’agisse d’un écrivain public numérique, d’un conseiller numérique ou encore d’un responsable d’espace de médiation numérique, tous partagent le même objectif : l’accompagnement de ces publics sur les usages (apprendre à se servir d’un ordinateur, à naviguer sur Internet, découvrir les IA génératives, etc.). Bien souvent, l’accès aux droits (pouvoir conduire ses démarches administratives de façon autonome) en est la porte d’entrée.

Force est pourtant de constater que leur travail va bien au-delà d’un accompagnement technique. L’émergence toujours plus rapide des innovations et leurs impacts sur notre vie génèrent parfois de l’inquiétude et un sentiment d’impuissance. C’est à ce rapport sensible et émotionnel au numérique que la médiation fait face au quotidien. Entre personnes de confiance et lieux de proximité, méthodes d’apprentissage et espaces d’expérimentations ou de débats, c’est d’un travail sur le lien social dont il s’agit avant tout. Que ce soit pour expliquer, rassurer, redonner confiance, accompagner, les médiateurs numériques sont aux premières loges pour constater les impacts sociaux du numérique.

Quel est alors l’impact de l’émergence récente de l’IA dans la médiation numérique, sur le métier de médiateur comme dans le rapport à l’usager ? De nombreux conseillers numériques France services, médiateurs numériques ou encore travailleurs sociaux ont participé à un atelier organisé par le CNNum sur ChatGPT et la médiation numérique lors de l’édition nationale 2023 de « Numérique en commun[s] », l’événement qui réunit les acteurs du numérique d’intérêt général. Pour la plupart d’entre eux, l’IA générative devient peu à peu un outil du quotidien dans leur métier et dans la relation des publics qu’ils accompagnent. Ils l’utilisent pour rédiger des projets de travaux d’intérêt général, des comptes-rendus de réunion, pour concevoir et organiser des ateliers. Ils proposent, par ailleurs, des temps centrés sur l’outil lui-même, à des fins d’exploration ou simplement d’échange.

L’IA générative semble utile dans le cadre de leurs activités de médiation numérique ou sociale, en ce qu’elle permet, par exemple, de réduire les inégalités de connaissance du français, d’accompagner des personnes ayant des troubles du langage comme la dyslexie ou encore d’aider des personnes en difficulté avec l’expression écrite.

Au cœur de cette réalité d’usages, les médiateurs expriment aussi des préoccupations. Quelles lignes éthiques pour guider l’utilisation de ces technologies dans un cadre professionnel ? Quelle assurance en termes de transparence, de sécurité ou encore de confidentialité dans cette relation qui implique l’État ? Et bien entendu, comment maintenir des relations humaines authentiques entre l’aidant numérique et la personne accompagnée ? Au vu des questionnements émergents sur ces technologies, offrir à qui le souhaite des espaces de discussion autour de ces nouveaux outils apparaît nécessaire. Comme nous y incite l’Ada Lovelace Institute6, tirons parti de ces échanges pour nous assurer que les principes de gouvernement de l’IA iront demain dans le sens souhaité.

Faire de l’État le garant du lien social dans un monde numérique

Face à des outils qui restent opaques pour beaucoup, l’échange entre pairs est la clé. Il s’agit donc de créer des espaces de discussion, de partage collectif de vécus et de pratiques, et de multiplier les opportunités d’expérimentation comme de formation. Quel est le rôle de l’État dans cette dynamique nécessairement au plus proche des citoyennes et des citoyens ? Une voie possible est d’encourager, d’accompagner et de soutenir les diverses démarches d’expérimentation et d’apprentissage et d’impliquer les citoyennes et les citoyens dans les décisions publiques.

À plus grande échelle, et au risque sinon de voir des brèches apparaître au-delà des lignes de fractures existantes, il serait également opportun de penser la mise en place d’un dispositif d’éducation populaire au numérique d’envergure nationale assurant la diffusion d’une culture numérique partagée.

Dans ce cadre pourront alors être offertes des capacités d’exploitation et de compréhension des mécanismes à l’œuvre derrière nos technologies. Un tel dispositif pourrait se structurer dans le cadre de France numérique ensemble, autour de la mise en réseau des acteurs de la médiation, de l’Éducation nationale et de l’éducation populaire, des élus locaux et d’une plateforme de ressources co-construite à l’échelle nationale.

Pour aller plus loin

 

  1. Défenseur des droits, Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, rapport, 2022.
  2. https://www.banquedesterritoires.fr/ami-espaces-France-services-transformation-lieux-accueillants-innovants
  3. https://cnnumerique.fr/nos-travaux/itineraires-numeriques-le-temps-du-debat
  4. Raybaud A., « Parcoursup, machine à stress : “Au lycée, chaque note devient un enjeu majeur” », Le Monde janv. 2022.
  5. ANCT, La société numérique française : définir et mesurer l’éloignement numérique, rapport, 2021.
  6. Reeve O., Colom A. et Modhvadia R., What Do the Public Think about AI ?, rapport, 2023, Ada Lovelace Institute.
  7. https://cnnumerique.fr/nec-2023-intelligences-artificielles-generatives-et-mediation-numerique
  8. https://cnnumerique.fr/le-conseil-national-du-numerique-numerique-en-communs-2023
  9. https://cnnumerique.fr/nos-travaux/itineraires-numeriques-le-temps-du-debat

 

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