« Le culte de la productivité est un cercle vicieux »

« Le culte de la productivité est un cercle vicieux »
Image d'illustration © Luis Villasmil / Unsplash (CC)

Comment sortir du culte de la productivité ? Éléments de réponse avec Rahaf Harfoush, membre du Conseil National du Numérique (CNNum) et récemment autrice du livre Overbookés (Dunod, 2021).

Cinq heures. Voilà le temps de travail quotidien « optimal » recommandé par certains chercheurs américains, dont Alex Pang, fondateur de la société de consulting américaine Strategy and Rest. Interrogé par le magazine américain Wired, ce dernier assure que cette durée est suffisante pour atteindre à la fois des objectifs de bien-être et de productivité satisfaisants au sein des entreprises. À l’heure actuelle, un tel projet de société relève encore pourtant de l’utopie. Glorification du surmenage, multiplication du nombre de burn-out, impératifs de rentabilité… Le « culte de la productivité » continue d’infuser largement dans toutes les sociétés occidentales. Est-il encore possible de s’en extraire ? Oui, répond Rahaf Harfoush. Membre du Conseil National du Numérique (CNNum) depuis février dernier, cette chercheuse spécialiste des nouvelles technologies a publié récemment Overbookés – Comment se libérer du culte de la productivité (Dunod, 2021). À l’occasion de l’USI Live Show, la conférence qui explore et questionne le futur, qui s’est tenue en ligne du 14 au 16 juin, elle nous a expliqué en quoi consisterait la « nouvelle culture de travail » à laquelle elle aspire.

Usbek & Rica : Dans votre dernier livre, vous avancez que « notre obsession individuelle et collective pour la productivité met en danger notre santé mentale et physique mais aussi la performance de nos entreprises ». Ces deux dangers différents sont-ils liés ?

Rahaf Harfoush : Oui, ils sont très liés. Aujourd’hui, beaucoup d’entreprises de l’économie du savoir dépendent des travailleurs innovants. Ces derniers sont obligés de collaborer ensemble, de résoudre des problèmes complexes, de faire beaucoup de recherches. Or l’innovation n’intervient pas sans la créativité. Et la créativité ne peut pas naître si les gens sont épuisés, que ce soit au niveau physiologique, psychologique ou corporel. Toutes les recherches montrent que si une personne est épuisée, son niveau de créativité est considérablement réduit. Sachant ceci, il est complètement absurde de penser que pour qu’une entreprise survive, il faudrait pousser les gens à travailler toujours plus.

Ces deux problèmes sont d’autant plus liés qu’ils sont tout aussi dangereux l’un que l’autre. On ne peut être innovant sans être créatif, et on ne peut pas être créatif si on ne dort pas, si on ne prend pas de vacances. Le culte de la productivité est un cercle vicieux : si vous voulez améliorer votre performance, vous devez travailler plus et donc vous épuiser… ce qui n’améliore pas votre performance, tout en vous persuadant que le contraire est encore possible. C’est l’inverse qui est vrai : on devrait travailler moins pour créer un niveau de travail de plus haute qualité.

Historiquement, à quand datez-vous l’émergence de notre obsession actuelle pour la productivité ?

On retrouve cette glorification du travail acharné avant la révolution industrielle. Aux États-Unis, par exemple, au moment de la conquête de l’Ouest, ceux qu’on appelle « pionniers » ont apporté avec eux un point de vue religieux, où le fait de travailler avec intensité était le reflet d’un choix de Dieu. Ce n’était même pas une affaire de productivité ni de performance, mais d’esprit divin.

« Être productif est devenu une façon de décrire sa personnalité, c’est devenu une valeur personnelle »
Rahaf Harfoush, membre du Conseil National du Numérique (CNNum), chercheuse et autrice

La révolution industrielle a pris plusieurs idées de ce genre-là et les a installées au sein d’un système de travail uniforme. Mais c’est véritablement au début de la naissance de l’économie du savoir que cette tendance a pris la forme d’un culte. Dans les usines, vous travailliez pendant 8 heures par jour, vous faisiez ce que vous aviez à faire et c’était fini. Quand les entreprises du savoir se sont rendu compte qu’elles ne savaient pas trop comment mesurer la performance de leurs travailleurs, elles ont adopté les mêmes systèmes que celui des usines. Aujourd’hui, les travailleurs de l’économie du savoir doivent surtout trouver des idées : il ne s’agit plus de produire tant d’idées par heure, mais c’est toujours ainsi qu’on continue à mesurer le travail. Le système d’évaluation de la performance est devenu complètement inadéquat.

Certaines entreprises ont même commencé à parler de la productivité comme d’une caractéristique positive à l’échelle individuelle. Tout d’un coup, être productif est devenu une façon de décrire sa personnalité. C’est ce qu’on perçoit à travers les phrases du genre « J’ai fait une journée hyper productive ». La productivité est devenue une valeur personnelle. « Mériter » son succès a été progressivement associé à l’idée d’un travail sans interruption.

La crise sanitaire peut-elle permettre un rééquilibrage ? Quel rôle est-elle en train de jouer sur le rythme de travail ?

Au début de la pandémie, il y a eu une sorte de pause. On ne savait pas trop ce qui nous arrivait, donc on a mis en place un ralentissement drastique de toutes nos activités. Mais ce que j’ai découvert au fil de mes recherches et de mes travaux, c’est que dès que les entreprises ont décidé de laisser les gens travailler à distance, la machine est repartie. Certaines personnes se sont mis à travailler encore plus que d’habitude, pour compenser des licenciements et des manques de ressources. Psychologiquement, même si ce n’est pas encore confirmé par la recherche, cette période a été très éprouvante pour beaucoup de monde.

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Image d'illustration © Razvan Chisu / Unsplash (CC)

Avec le recul, on retrouvera sans doute beaucoup de similitudes entre cette crise et la crise financière de 2008. À l’époque, les gens qui avaient la chance de pouvoir garder leur travail étaient tellement contents qu’ils se sont mis à travailler de plus en plus intensément. Dans ces périodes d’incertitude économique, les gens qui ont du travail vont travailler plus fort et plus vite pour conserver ce sentiment de sécurité. En 2020, confinés chez eux, la plupart des gens n’avaient sans doute rien d’autre à faire que de continuer à travailler, donc ils ont travaillé encore plus. Sans compter le travail supplémentaire lié à la garde des enfants.

Mais le côté positif, c’est qu’après cette période, mon intuition est qu’on aura une demande croissante pour des politiques de flexibilité. Beaucoup d’entreprises ont dû s’apercevoir qu’il était possible d’être productif sans être nécessairement présent au bureau toute la semaine. Avec l’économie qui repart, il risque d’y avoir des tensions entre des travailleurs qui ne veulent pas revenir au même système qu’avant et des entreprises qui cherchent à tout prix à le faire revenir.

Le télétravail entraîne-t-il vraiment une baisse de la productivité ? Certaines études tendent à montrer l’inverse.

Le télétravail peut être une catastrophe s’il n’est pas lié à une culture de travail adéquate. Si la culture de l’entreprise est une culture où les managers n’ont pas confiance envers leurs travailleurs, où les travailleurs sont sans cesse contraints de prouver qu’ils sont en train de travailler, les conditions d’un équilibre ne sont pas réunies. Ce n’est pas sain. Il y a cette idée persistante selon laquelle lorsque vous travaillez chez vous, vous n’êtes pas en train de travailler mais de regarder Netflix ou de vous détendre. Donc si le télétravail est lié à une culture où les managers n’ont pas confiance, ça peut être une catastrophe.

À l’inverse, si la pratique du télétravail est liée à un système où les gens disposent de métriques et d’outils d’analyse très clairs sur qui doit faire quoi, où et comment, à ce moment-là, le télétravail peut donner un excellent niveau de flexibilité bénéfique pour les travailleurs. Certaines entreprises ne mesurent la performance que sur le résultat par projet et non minute par minute, par exemple. Dans ce cas-là, vous n’avez pas à prouver que vous travaillez à longueur de journée. En anglais, on appelle cela « Results-Only Work Environment » : c’est une méthodologie où les gens ne sont évalués que sur le résultat de leur travail, avec une vraie compréhension des responsabilités de chacun et chacune. Ces systèmes présupposent de réinventer nos façons de mesurer la performance.

Pour résumer, le télétravail n’est qu’un reflet de la culture organisationnelle de l’entreprise. Dix entreprises qui mettent en place le télétravail, cela peut donner dix résultats différents.

« Le développement personnel consiste à dire aux gens qu’ils peuvent « s’améliorer », ce qui sous-entend qu’ils ne seraient pas assez productifs »
Rahaf Harfoush, membre du Conseil National du Numérique (CNNum), chercheuse et autrice

Sur la quatrième de couverture de votre livre, on peut lire : « Si vous ne comptez plus le nombre de fois où vous avez frôlé le burn-out, si vous vous imposez un rythme intenable, si vous vous êtes déjà réveillé au milieu de la nuit craignant de ne jamais venir à bout d’un projet, d’une idée, alors ce livre est pour vous. » Dans quelle mesure peut-on vraiment remettre en question ce modèle à l’échelle individuelle ? N’est-ce pas indirectement alimenter le marché du développement personnel ?

Les solutions à mettre en œuvre sont complexes. Elles doivent inclure à la fois l’individu, l’entreprise et la société. Chaque niveau a besoin de changement. Si une entreprise met à disposition de ses salariés beaucoup de congés mais qu’ils ne les prennent pas, par exemple, cela ne sert à rien. À l’inverse, si un individu demande à retrouver une forme d’équilibre dans son travail mais que son manager le lui refuse, cela ne sert à rien non plus. Les changements doivent prendre place partout.

Au niveau individuel, je cherche donc à encourager les gens à se poser des questions. Je souhaite justement qu’ils réalisent que ce n’est pas leur faute s’ils sont soumis à cette culture de la productivité. Cela passe par certaines interrogations qu’il est utile de se poser à l’échelle individuelle : où ai-je construit ma propre définition du succès ? Qui est-ce que j’admire dans mon domaine ? Pour quelles raisons ? On doit commencer à dégager des pistes de réflexion autour de ces idées.

Le développement personnel consiste simplement à dire aux gens qu’ils peuvent « s’améliorer », ce qui sous-entend qu’ils ne seraient pas assez productifs, pas assez valorisés ou pas assez « développés » pour l’instant. Les livres de développement personnel qui continuent à mettre en avant ce culte de la productivité sont toxiques. Je suggère l’opposé : dans le livre, j’explique justement qu’on en fait déjà assez, qu’on a déjà une valeur propre, comme être humain, qui n’est pas liée à notre performance. Nous n’avons pas besoin d’en faire plus, nous sommes déjà largement productifs. Le problème, c’est que la société ne protège pas suffisamment les gens vulnérables, et qui souffrent chaque jour un peu plus à cause de ces impératifs absurdes. 

À la fin du livre, vous parlez d’un « monde de travailleurs sans travail » qui serait en train de naître. De quoi s’agit-il ?

Dans notre société actuelle, le travail est une énorme partie de notre identité. Quand on demande aux gens comment se décrire, ne serait-ce qu’à un apéro entre amis, la question qui revient le plus est : « Vous faites quoi dans la vie ? ». Parallèlement, on assiste aussi à un déplacement du rôle des travailleurs à cause de la technologie. Les travailleurs des usines sont soumis aux mêmes algorithmes que les travailleurs d’autres secteurs comme le droit, les assurances ou la finance : les systèmes informatiques sont progressivement capables de remplacer la plupart des postes. Le plus grand problème qu’on risque de rencontrer, c’est notre résistance à l’idée de ne plus être lié à notre titre professionnel, alors que cela semble désormais inévitable.

Heureusement, il existe des solutions comme le revenu universel pour nous aider à sortir de cet impératif. On est encore assez résistants à cette idée, mais on commence déjà à voir un certain changement générationnel dans les trajectoires de carrière des jeunes, qui ne sont plus du tout les mêmes que celles suivies par leurs parents. Les parcours et les métiers sont en train de devenir beaucoup plus évolutifs qu’avant, sans compter l’émergence de la gig economy – avec tous les problèmes que cela implique évidemment. C’est en ce sens que je parle d’un monde de travailleurs sans travail.

et aussi, tout frais...